Écrire un roman façon Hergé

De très rares personnes m’ont déjà entendu dire que je faisais mes premiers jets de roman « à la Hergé ».

Non, ce n’est pas une technique révolutionnaire pour rédiger le premier jet d’une histoire. Et ce n’est pas une approche qui conviendrait à tout le monde (comme le sont toutes les approches en écriture, d’ailleurs). Mais c’est la manière qui m’aide le mieux à avoir une vue d’ensemble de tout le texte le plus rapidement possible.

Le premier jet, pour moi, est une sorte d’esquisse qu’on précise ensuite par étapes. 

Cette vision doit beaucoup à la manière de travailler des bédéistes – à mes yeux les maîtres dans l’art de structurer une histoire. Elle m’a beaucoup été inspirée par la méthode d’Hergé, à travers un petit livre jadis offert par mes parents lors d’un salon du livre.

Éditions Casterman, 1991. Les images suivantes sont tirées de ce livre.

Ce livre nous montrait la conception d’un album de Tintin de A à Z en prenant comme exemple Vol 714 pour Sydney. Cet album a la particularité d’être la seule aventure de Tintin qui verse dans la science-fiction en adoptant une approche progressive propre au fantastique (alors qu’Objetif Lune et On a marché sur la lune abordait la science-fiction de front, avec une démarche réaliste à la Jules Verne). On y apprend mille et une choses fascinantes, mais surtout comment, en amont de ses dessins exemplaires, Hergé passait par plusieurs étapes brouillonnes nécessaires à la recherche de la ligne parfaite.

Dans mon cas, le travail qui conduit l’auteur du fichier Word vierge à un texte publié ressemble à celui suivi par Hergé.

Comment Hergé travaillait

Hergé esquissait d’abord tous ses albums à l’aide de schémas grossiers (qu’on appelle aussi rough dans le domaine). Le but n’était pas de créer une planche parfaite du premier coup, mais de cerner le récit, tester les angles de vue, les dialogues… Comme on le voit dans l’exemple ci-dessous, il trouvait que quelque chose grinçait avec la fin de la première planche, y collant une autre idée de vignette.

Rough de la planche 1 de Vol 714 pour Sydney (p. 17)

Dans une seconde étape, une fois le récit bien structuré, Hergé passait au crayonné sur des cartons plus grand : il esquissait sommairement chaque case, puis repassait dessus plusieurs fois, précisant les traits, recherchant la meilleure ligne pour représenter les personnages.

Crayonné de la planche 27 de Vol 714 pour Sydney (p. 21)

Hergé décalquait ensuite ses dessins sur une nouvelle page, ne gardant que les lignes à encrer. Certains bédéistes emploient encore des tables lumineuses pour accomplir cette tâche, qui peut aussi être effectuée à l’ordinateur. Suivaient ensuite les étapes où la planche finale était reproduite pour le coloriage et les dernières étapes de fabrication de l’album.

Crayonné plus précis et version nette de la planche 14 de Vol 714 pour Sydney (p. 27)

Les premiers jets à la Hergé

En gros, Hergé partait d’un brouillon grossier qui servait surtout à jeter les bases du récit, à le tester et à le remanier. Suivait un crayonné surchargé sur une seconde feuille, où il précisait les détails dont il ne recueillait que l’essentiel sur une troisième.

À quelques détails près, la rédaction d’un roman ressemble à ce processus. Mon premier jet n’est qu’une esquisse grossière qui sert à tester l’histoire. Il n’y a que des personnages sans description qui parlent et agissent, des indications sur ce qu’ils ressentent (beaucoup de choses sont seulement dites à ce stade), avec un ou deux détails pour comprendre le décor. Parfois, je laisse même un encadré avec une question du genre : « Devrait-il ici se passer X ou Y? » 

Cette première étape me permet d’avoir une vue d’ensemble du récit, de tester s’il marche. La seconde, qui est la première phase de réécriture, s’apparente aux crayonnés d’Hergé : je reprends chaque scène et je la réécris en l’étoffant. Dois-je ici montrer ce détail ou le dire? Si je le montre, quels mots employer? Parfois j’en note trois ou quatre, sachant que je devrai n’en garder qu’un. Je précise les décors, les personnages, je revois les dialogues. C’est vraiment l’étape où le texte naît. Les éléments sensoriels font leur apparition. J’expérimente au niveau du style.

Viennent ensuite la relecture et l’élagage : je gomme les mots en trop, les fragments de prose inutiles, réduisant le texte de 10 % à 20 % facilement. Cela correspond à l’étape où l’on décalque un dessin sur une nouvelle planche pour l’encrer puis gommer les traces de plomb. Un travail stylistique supplémentaire permet ensuite de mettre de la couleur.

C’est ainsi que j’en arrive à une version présentable aux lecteurs-tests et à l’éditeur. Selon les circonstances, ils peuvent avoir accès à une version qui correspond plus à un crayonné (ou à un crayonné réduit), mais dans la mesure du possible, j’essaie d’arriver avec un texte abouti.

En tant que manipulateur de mots et non d’images, j’ai toutefois un avantage sur les bédéistes : il est beaucoup plus facile de remanier une page ou un chapitre que de refaire une planche de BD : même si, aujourd’hui, l’ordinateur facilite les choses, changer une seule case de BD dans une planche peut obliger à restructurer tout l’ensemble, voire les planches en amont et en aval. Éditer un texte est beaucoup plus facile. Sur ce plan, Hergé avait à affronter des casse-têtes pires que ceux de l’écrivain!

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