Entrevue promotionnelle

En préliminaires à la parution du Jeu du Démiurge, les Éditions Alire ont réalisé avec moi une entrevue promotionnelle. Le texte original a été refaçonné pour être publié sur Facebook à l’automne 2015. Ici, je le reprends sans altérations, hormis quelques ajustements mineurs.


Parlez-nous du titre.

Dans la mythologie, un démiurge est un dieu architecte qui façonne des mondes. Le « jeu du démiurge » renvoie d’abord aux péripéties dans lesquelles se trouve plongé Takeo. Au début, celui-ci est une victime, un pion insignifiant dans une partie d’échecs entre Rumack, surnommé « le Démiurge », et les autres Éridanis. Takeo devra trouver comment passer du rang de pion à celui de joueur et sauver les siens. À un second niveau, le titre fait référence à l’exercice périlleux du pouvoir. Dans le roman, plusieurs protagonistes essaient de façonner Selckin-2 selon leur vision du bien commun : d’abord Rumack, puis Henock, puis la reine Sackurah. Tous jouent les démiurges avec des conséquences néfastes. Takeo, comme Nemrick, va s’y risquer pour essayer de réparer la situation. Réussira-t-il et à quel prix? Il faut lire le roman pour le savoir!

Parlez-nous des quelques principaux personnages : Takeo, le héros juvénile qui cherche sa place, Nemrick, constamment déchiré entre ses amours/amants, entre son peuple et les Mikaïs, et Rumack, le créateur de monde incompris, moitié fou, moitié mégalo.

Takeo est un adolescent de la race des Mikaïs. Il possède des traits simiens légers mais n’a rien à voir avec un singe : nous lui trouverions une sorte de charme exotique et il s’amuserait à flirter avec nous. Takeo a un caractère bouillant et, comme bien des adolescents, il cherche une place dans un monde adulte qui le réprime. Il est tout de même doté d’un grand cœur : il veut avant tout le bonheur des autres, quitte à provoquer quelques catastrophes. Mais entre vous et moi, qui n’a jamais commis de bêtise en voulant bien faire?

Nemrick et Rumack, eux, appartiennent aux Éridanis, une race hermaphrodite dont l’apparence évoque une armure vivante. Ils ont une allure plus masculine que féminine (chez d’autres Éridanis, c’est parfois l’inverse). Nemrick est un psycho-technicien, dont la fonction est de calmer les conflits à bord des vaisseaux spatiaux. Il a les deux pieds sur terre et partage avec Rumack une profonde sensibilité artistique. Rumack, lui, est un ingénieur dont la tâche est de terraformer les planètes colonisées par les Éridanis. C’est un être fantasque, toujours en train d’imaginer des créatures dont les autres ne perçoivent pas immédiatement l’utilité — d’où son surnom de « démiurge ».

Nemrick et Rumack sont amants et complémentaires : sans Nemrick, Rumack n’a plus de limites et se lance dans des projets mégalomaniaques, parfois dévastateurs. Sans Rumack, Nemrick s’affaiblit et gère moins bien les relations entre les autres, à commencer par les siennes. C’est d’ailleurs la rupture entre Nemrick et Rumack qui a plongé Selckin-2 dans le chaos. Et qui va menacer l’existence de Takeo et des Mikaïs.

Alors que cela aurait pu être un roman froid, très intellectuel (c’est aussi le cas par moments), Le Jeu du Démiurge est aussi profondément romantique. Au sens traditionnel du terme quand on pense à la relation entre Rumack et Nemrick (et Henock), mais aussi au sens plus large, quand on pense à la folie de Rumack, sa passion pour l’histoire, les navires surtout. Êtes-vous un romantique?

Je suis très romantique et je m’assume! J’adore le romantisme des vieux films (comme dans Autant en emporte le vent) et la musique conçue pour vous émouvoir, comme celle de Gustav Mahler. J’ai écrit toute une novella (Pour l’honneur d’un Nohaum) en me mettant au défi de raconter une histoire d’amour non dite, comme dans Les vestiges du jour. Avec Le Jeu du Démiurge, je voulais raconter en filigrane une histoire d’amour tragique. La relation entre Nemrick et Rumack est, à peu de choses près, l’histoire d’un jeune homme qui en aime un autre et qui est dévasté quand l’élu de son cœur devient fou. Nemrick est un personnage blessé qui, des années plus tard, cherche à se guérir de la tromperie dont il a été victime. Parallèlement, j’ai essayé d’imaginer un décor qui, visuellement, pourrait susciter le même émoi extatique que certaines musiques. J’ai essayé, du moins : si j’ai réussi, c’est une autre question!

Le roman marque bien lopposition entre deux courants philosophiques présents au sein de la société éridanie. Dun côté, le Sanuckaï, qui prône une expansion spatiale sans limites, et de lautre la philosophie des Narckophs qui accorde beaucoup dimportance à l’épanouissement culturel et artistique des peuples. C’était important de donner une dimension philosophique aux motivations de vos personnages? Cest arrivé tôt dans la création de votre univers, ou bien ça fait partie dun souci de donner du vraisemblable?

Dans les premières versions, tous les Éridanis étaient des fanatiques de la conquête spatiale. Élisabeth Vonarburg, en lectrice-test rigoureuse, m’a fait remarquer à juste titre qu’une culture aussi monolithique était invraisemblable. J’ai d’abord imaginé les Narckophs comme un élément d’arrière-plan, juste pour diversifier mon arrière-monde. J’ai alors constaté que l’existence de ce courant de pensée chez les Éridanis permettait de justifier les révoltes de ceux-ci. Pour qu’il y ait mutinerie, il faut en effet que, quelque part, dorment des idées contraires à celles prônées par l’ordre établi. J’ai par la suite cherché à étoffer cette philosophie et j’ai mieux cerné celle du Sanuckaï.

J’accorde toujours une grande importance à cerner les philosophies qui guident les actions de mes personnages. En effet, nous agissons toujours selon des règles morales (ex. : ne pas brutaliser les animaux) qui s’appuient sur des principes et des valeurs (ex. : le respect de toutes les formes de vie, qui découpe d’une conception universaliste des choses). Les valeurs morales qui nous guident n’existent pas dans le vide : elles sont prédominantes dans une société donnée à cause du contexte, de l’histoire et des courants philosophiques en vigueur. Pour toutes mes histoires, je dois définir ces éléments — ma formation en bioéthique est ici un atout précieux. L’opposition entre le Sanuckaï et les Narckophs est donc moins le reflet de notre monde contemporain qu’une construction approfondie d’arrière-monde. Ceci dit, si cette opposition fait germer des réflexions intéressantes sur notre réalité dans la tête du lecteur, j’en serai très content!

Lintrigue repose sur certains phénomènes physiques et astronomiques réels (tels quon les conçoit aujourdhui), alors que certaines œuvres majeures de science-fiction ont parfois pris par le passé certaines libertés à ce propos. Ce souci de réalisme, cest une déformation de votre côté scientifique?

Il y a sans doute un peu de cela. Je n’aime pas qu’une histoire de science-fiction présente des sottises (ex. : un vaisseau qui voyage à la vitesse de la lumière sans dilatation temporelle, alors qu’aucune pirouette technique ne vient expliquer cette infraction aux lois de la physique). Toutefois, je ne suis pas fermé aux « twists » qui permettent de contourner ces mêmes lois. J’accepte très bien le voyage hyperspatial dans Dune même si celui-ci repose sur une épice de nature inconnue.

De plus, respecter au maximum les lois de la physiques impose souvent à l’intrigue des développements intéressants. L’histoire racontée dans Le Jeu du Démiurge serait impossible si les Éridanis disposaient du voyage instantané à travers un portail spatial. Sans la dilatation temporelle provoquée par le voyage relativiste, il serait impossible pour l’équipage du Lemnoth de revenir sur Selckin-2 peu de temps après leur départ et de découvrir une planète radicalement transformée par Rumack.

Si vous avez déjà commis des nouvelles à quelques endroits, Le Jeu du Démiurge est, doit-on souligner, votre premier roman publié. Quelles différences pourriez-vous noter entre les deux démarches créatives?

Autant la nouvelle que le roman demandent une préparation minutieuse. Il faut juste plus de temps pour planifier, rédiger et retravailler un roman qu’une nouvelle. Malgré cela, j’ai beaucoup plus de plaisir et de gratification à travailler un roman qu’une nouvelle. La nouvelle est, à mon sens, une occasion d’essayer une idée, d’en proposer une exploration préliminaire. La nouvelle est un court-métrage, une chanson ou une courte pièce musicale d’une durée de cinq à dix minutes. Le roman permet de pousser plus loin l’exploration d’une idée, de la combiner à d’autres, d’approfondir les personnages et faire atteindre de nouveaux sommets à l’histoire. Le roman est pour moi l’équivalent d’un long-métrage ou d’une symphonie à plusieurs mouvements, dont l’exécution peut prendre de trois quarts d’heures à un peu plus d’une heure. Il n’y a que dans le roman (ou dans la novella, l’intermédiaire entre une nouvelle et un roman) que je trouve un traitement satisfaisant (pour moi, on s’entend) à la fois des idées, des personnages et de l’histoire. Dans la majorité des cas, quand je lis une nouvelle, je vois le roman que l’auteur pourrait en tirer. Et je me désole de ne pas lire ce roman!

Bien que souvent subtiles, le roman regorge de références en toutes sortes à la culture japonaise et à l’univers des mangas. Les rapports sociaux entre les Mikaïs (le respect que voue Takeo à son grand-père) semblent sinon calqués sur la tradition japonaise. C’est un imaginaire qui vous inspire?

J’ai grandi avec Astro, Les mystérieuses cités d’or (une production franco-nippone), Sherlock Hound… J’ai toujours aimé la légende chinoise du Roi singe. Quand les anime et les mangas sont devenus plus accessibles dans les années 2000, j’y ai plongé à cœur joie. J’ai une profonde admiration envers les oeuvres d’Hayao Miyazaki et de Satoshi Kon. Mon conjoint est originaire de Kowloon et nous partageons, entre autres, le même intérêt pour les anime et les mangas de type shônen (ex. : Naruto). D’ailleurs, je ne surprendrai personne en disant qu’il y a un côté shônen manga dans Le Jeu du Démiurge : Takeo correspond assez bien au héros bouillant qu’il y a dans ce genre de bande dessinée. Et comme les héros de shônen, il doit achever une œuvre que son mentor (Nemrick) n’a pu accomplir.

Mais surtout, les récits asiatiques ont une structure fascinante. En Occident (du moins aujourd’hui) on part d’un point A et l’on se rend à un point B en ligne droite, souvent en trois actes. Dans les récits asiatiques, on fait des détours, on admire le décor… Le voyage est aussi important que la destination. Quand on embarque dans un film d’animation japonaise, on a le droit à un voyage dépaysant et bourré de petits détails, qui permet de creuser les personnages sans pour autant négliger l’action. J’ai essayé de reproduire une dynamique semblable dans Le Jeu du Démiurge.

On parle de culture japonaise, mais le roman fait aussi une belle place à la mythologie de lantiquité (le Lemnoth, la fascination dHenock pour les empereurs romains, etc.). Même chose, cest un imaginaire qui vous inspire?

Moins aujourd’hui, je dirais. La mythologie grecque fait partie de ma culture générale de base. Enfant, j’ai lu beaucoup de livres sur la mythologie grecque. J’ai aussi vu beaucoup de vieux péplums à la télévision. Au Séminaire de Chicoutimi, j’ai eu des cours de latin pendant trois ans. Je connais assez bien l’Antiquité et les grands mythes classiques. Cette culture de base est présente dans mon subconscient et, au besoin, mon esprit y puise des choses utiles.

À la lecture, on pense forcément au mythe de Prométhée, le titan qui créa les hommes et déroba le « feu sacré » de lOlympe. Le Sanuckaï, l’œuvre de Rumack et Nemrick, les mémopuces, un lecteur qui connaît un peu votre parcours professionnel ne peut sempêcher de sourire. Ce mythe vous a-t-il inspiré?

C’est une question amusante dans la mesure où le mythe de Prométhée n’a pas été une source d’inspiration pour Le Jeu du Démiurge! J’ai plus eu à l’esprit la relation des personnages avec le pouvoir — y compris le pouvoir de créer — qu’une critique de la frénésie démiurgique. Mon parcours en bioéthique m’a surtout aidé à étoffer mon univers, afin de pouvoir raconter une grande épopée de science-fiction. Par exemple, mon choix de présenter les Éridanis sous la forme de posthumains dotés d’un esprit semblable au nôtre reflète ma lecture des oeuvres du bioéthicien belge Gilbert Hottois. Dans plusieurs récits de science-fiction, les posthumains sont des êtres froids et calculateurs, comme si leur transformation corporelle était incompatible avec un esprit chaleureux doté d’émotions. Gilbert Hottois formule un impératif : que les posthumains conservent leur capacité à interroger leurs actions, ce qu’il nomme « éthicité ». J’ai repris le terme éthicité pour en faire un concept central du Sanuckaï. Surtout, ce concept m’a permis d’imaginer des posthumains capables de questionner leurs actes, de manifester de l’empathie, de l’amour, de la sensualité… Cela explique pourquoi mes Éridanis, si différents de nous, ont des réactions humaines. Être posthumain n’implique pas de renoncer à son humanité!

Ce qui marque le lecteur tout au long de sa lecture (et le hante par la suite), cest bien la richesse de lunivers que vous avez créé. Les arbres-machines, les transporteurs «Dalis», le physique des Éridanis (mi-homme, mi-machines), larchitecture des villes, etc. C’était important pour vous que votre univers ait une esthétique aussi forte? Parlez-nous de vos sources dinspirations (ou de certaines des plus importantes).

Je voulais offrir au lecteur un délire visuel, un décor qui en mette plein la vue et qui reste dans la mémoire. Il faut sans doute chercher cela dans mon amour pour les films de Terry Gilliam, qui équilibrent à merveille excentricité, démesure visuelle et intrigues bien ficelées. À ce titre, Les aventures du Baron de Münchausen est l’un de mes quatre films « parfaits ».

Même si je suis d’abord un écrivain, j’aime les bandes dessinées (j’aimerais essayer la scénarisation de bandes dessinées, un jour) et j’aime dessiner mes personnages et mes décors avant de les traduire en mots. Je pense donc à l’aspect visuel de ce que je vais mettre en scène, faisant des recherches documentaires dans des livres, sur le Web… Je fréquente plusieurs sites artistiques, comme DeviantArt. Les images excentriques, échappées d’univers délirants, m’inspirent beaucoup.

Si l’on parle de science-fiction, chaque lecteur y verra ses propres références tellement elles sont nombreuses (ça va autant de la Planète des singes de Pierre Boulle, que vers un Bonheur insoutenable d’Ira Levin, en passant par les Cités obscures de François Schuiten). Qu’elles pourraient être vos sources d’inspiration (littéraires, cinématographiques, autres)?

Je n’ai pas vraiment d’influences conscientes à signaler, à l’exception de celles déjà citées dans les autres questions. Des trois œuvres citées ici, je n’ai lu que La Planète des singes au secondaire, au siècle dernier. Mon choix de faire des Mikaïs des êtres un peu simiens n’est cependant pas un hommage à Pierre Boulle. Je voulais des humanoïdes exotiques et gentils, des humains bruts, échappés d’un paradis perdu et qui seraient séduisants, même pour un lecteur d’aujourd’hui. J’ai fait plusieurs esquisses jusqu’à ce que je trouve l’équilibre de traits humains et simiens qui traduisait bien mon idée. Pourquoi associer des humains bruts à des créatures humano-simiennes? Peut-être parce que j’ai toujours trouvé fascinantes les illustrations d’australopithèques et d’Homo habilis dans les livres qui traînaient à la maison.