En préliminaires à la parution du Sculpteur de vœux, les Éditions Alire ont réalisé avec moi une entrevue promotionnelle. Le texte original a été refaçonné pour être publié sur Facebook à l’automne 2020. Ici, je le reprends intégralement et sans altérations, hormis quelques ajustements mineurs.
Le Sculpteur de vœux est très original et mélange plusieurs genres littéraires et influences. Comment qualifieriez-vous ou classifieriez-vous votre roman?
Si l’on veut employer les mêmes étiquettes que dans les librairies, Le Sculpteur de vœux s’inscrit dans le sous-genre de la fantasy urbaine, où créatures étranges et « magie » peuvent intervenir dans une ville contemporaine et réelle (ici, Montréal). C’est un livre qu’on peut ranger à côté de Neverwhere de Neil Gaiman, Le Dernier magicien de Megan Lindholm (alias Robin Hobb), et Le Talisman de Stephen King et Peter Straub.
Ce serait toutefois passer à côté de deux aspects majeurs. D’une part, Le Sculpteur de vœux flirte avec la science-fiction, car la « magie » qu’on y décrit résulte d’une nouvelle physique des particules et n’est donc pas en rupture avec notre monde. D’autre part, ce roman est essentiellement un manga en prose, situé au Québec, qui combine les folklores japonais, autochtones et québécois. C’est ce qui, à mon sens, le rend particulier. C’est un roman qui plaira tant aux mordus de mangas et d’animes qu’au lectorat de fantasy et de science-fiction.
Quelles sont les diverses influences qui vous ont inspiré cette histoire?
En fait, cette histoire vient d’un rêve que j’ai eu un samedi matin du printemps 2013, quand je commençais à fréquenter mon amoureux. Il y avait une grand-mère japonaise avec un élégant manteau fuchsia et un chapeau de la même couleur, dans lequel elle avait fiché une fleur jaune. Elle disait s’appeler « Mme Brock » – nom a priori incongru pour une Japonaise. Elle possédait des usines florissantes, mais je ne voyais aucun ouvrier à l’œuvre. Et là, une voix mystérieuse chuchotait que Mme Brock employait des yôkais qui avaient troqué le Japon pour le Québec…
J’ai raconté mon rêve à mon amoureux, et nous avons essayé d’en combler les lacunes, en nous disant qu’il y aurait sûrement matière à en faire un anime du samedi matin, comme dans notre jeunesse – c’est-à-dire plein d’éléments politically incorrect, contrairement aux dessins animés d’aujourd’hui. En effet, animes et mangas ont souvent défrayé la manchette parce qu’ils mélangeaient humour, merveilleux, horreur, sexualité et sordide… Seulement, on y retrouvait aussi des personnages mémorables, des structures d’histoire atypique qui nous emmènent loin, des idées tirées par les cheveux, mais qui fonctionnent… C’est un peu cet esprit que j’ai essayé de reproduire dans Le Sculpteur de vœux, en y ajoutant des éléments culturels « bien de chez nous », avec plus de diversité (ethnique et sexuelle) et des personnages féminins plus solides.
Certains de vos personnages sont des tatoueurs qui utilisent le dessin pour soigner les races de l’autre monde et d’autres sont des musiciens qui, par leur musique, créent des phénomènes particuliers, comme la formation de vœux ou la récolte de psychons. Pourquoi avoir lié les arts au surnaturel?
Par amusement et fantaisie, pour laisser exprimer mon côté délirant, par simple désir de susciter le sense of wonder… Mais au-delà de ça, j’ai toujours cru que les arts et les sciences ont plus de similitudes que de différences, n’en déplaise à certains scientifiques. Il y a en psychologie ce qu’on appelle la « Typologie de Holland », selon laquelle l’esprit est composé de six facettes : investigatrice, artistique, réaliste, sociale, entreprenante et conventionnelle – au Québec on ajoute une septième composante, celle de l’éveilleur. Or les facettes investigatrice (dominante chez les scientifiques) et artistique sont très proches. Je crois que la femme ou l’homme désireux d’apporter une contribution remarquable sur le plan artistique ou scientifique doit présenter ces deux aspects.
Il existe des races distinctes dans les mondes de votre roman. Pourtant chaque individu possède sa personnalité propre et peut entretenir les liens de son choix avec les gens des autres espèces. Cette ouverture à l’autre et à la différence est intéressante et très actuelle. C’est un thème porteur pour vous?
C’est en effet un aspect récurrent dans mes récits : on retrouve la cohabitation et la coopération (mais aussi les frictions) entre plusieurs espèces posthumaines dans Pour l’honneur d’un Nohaum, Le Fantôme dans le mécha, La Carte ou la boussole ou les deux romans du Jeu du Démiurge. Je crois que cela reflète ma façon spontanée d’envisager le monde, parce que l’univers dans lequel j’ai grandi à Chicoutimi – celui de la musique et des arts – a toujours été caractérisé par une forte diversité : des Asiatiques (chinois et japonais), un Chilien qui avait fui Pinochet, un Belge, des Autochtones, un Allemand… Autour, des gens de tous les métiers et toutes les richesses : étudiants, architectes, médecins… Toute cette faune bigarrée orbitait autour des mêmes projets et, malgré leurs différences, ces gens réussissaient à travailler dans le même but. Je crois que cela a modelé ma vision des choses, de sorte que je mets spontanément en scène des personnages diversifiés, radicalement différents, néanmoins capables d’interagir et d’avancer. Encore aujourd’hui, je suis entouré de diversité!
Si l’on sortait du cadre de la fiction, croyez-vous que la cohabitation entre les humains et d’autres races serait impossible ou envisageable?
Ce serait envisageable – et les défis à relever (car il y en aurait sûrement, à en juger par ce qu’on observe avec une seule espèce) rendrait la cohabitation formidablement stimulante! Dans la réalité, l’espèce humaine est pratiquement seule : son défi est d’assurer la cohabitation de plusieurs communautés morales aux valeurs divergentes. Au moyen du dialogue et de la réflexion éthique, on peut arriver à trouver des points communs et à fonctionner ensemble. Si nous avions la chance de cohabiter avec des être sapiens, mais biologiquement différents, dotés de sens qui leur donnent accès à d’autres pans de la réalité (pensez aux abeilles qui voient les ultraviolets), imaginez tout ce que nous apprendrions! Il y aurait toujours des défis éthiques à relever : quelles seraient les valeurs de ces êtres? Comment les faire cohabiter avec les nôtres? Comment assurer nos éventuels besoins physiologiques divergents? Mais avec de la bonne volonté de part et d’autre, je crois qu’on pourrait y arriver au même titre qu’on peut déjà y arriver. Nous donnerions sûrement un grand bond en avant à la connaissance, il y aurait des alliances audacieuses et, qui sait, sans doute des histoires d’amour – je pense aux romans de Philip José Farmer et de John Crowley, et j’ai abordé ce thème dans Pour l’honneur d’un Nohaum.
Pourquoi avez-vous choisi de mélanger les habitudes, les lieux, et les langues de la culture québécoise à ceux de la culture japonaise?
On pourrait croire sur le coup que c’est lié avec mon intention de restituer l’esprit des mangas dans un roman : même si je veux faire un « manga en prose à la québécoise », je ne peux faire l’économie de certains éléments culturels japonais qu’on retrouve dans ces bandes dessinées. La réalité est différente : outre l’esprit du manga, je voulais aussi rendre compte de la place occupée par les animes, les mangas et la culture japonaise dans l’évolution de ma génération (et de la suivante), mais aussi dans ma propre évolution. Les gens parlent souvent de leurs racines pour décrire leur identité, mais je préfère la métaphore de la rivière (empruntée à un philosophe italien dont j’ai égaré le nom). Selon celle-ci, chaque humain est une rivière, avec plusieurs sources, qui est tout au long de sa vie irriguée par d’autres affluents culturels. Dans mon cas, je prends ma source dans trois lacs : un large lac autochtone, un large lac écossais (avec un affluent viking!) et un lac français. En aval, on retrouve des affluents américains… et des affluents japonais, la faute aux mangas et aux animes. Or ces affluents existent aussi chez plusieurs autres individus des générations Y et Z, peu importe l’ethnie d’appartenance. Mangas et animes deviennent alors des éléments culturels transversaux, et par extension d’excellents passe-partout pour interagir avec n’importe qui! Je ne compte plus les gens de tous les âges et toutes les ethnies avec qui j’ai facilement établi un contact parce que, lors de notre première rencontre, je portais un chandail de Naruto ou de Cowboy Bebop. Chaque fois on s’est mis à parler mangas avant de nouer des amitiés plus solides. Bref, le mariage interculturel québécois-japonais qu’on retrouve dans Le Sculpteur de vœux reflète une certaine vision du Québec contemporain.
Votre roman marie plusieurs genres et foisonne d’imaginaire. Laisser libre cours à votre inspiration, faire des choix et assurer la cohérence d’ensemble, est-ce que cela complique beaucoup le travail d’écriture?
Non, à condition de s’y prendre de la bonne manière. Sans entrer dans les débats sur la pertinence ou non de faire un plan avant d’écrire, je crois que si l’on planifie soigneusement l’arrière-monde qui sera mis en scène avant de passer à l’histoire et aux personnages (de sorte que ces derniers éléments découlent de l’arrière-monde et soient cohérents entre eux et avec lui), on peut rendre le tout très solide. Feu Joël Champetier parlait de s’assurer que « les boulons tiennent ». C’est une métaphore que j’aime bien : construire un univers revient à construire une machine, et il est plus facile de s’assurer de sa solidité si l’on a pris le temps de bien en dresser les plans. Cela peut sembler difficile à première vue, mais avec quelques techniques simples et un peu de vision, on y arrive!
Les personnages dans votre roman sont nombreux et ils ont tous une personnalité et un passé bien à eux pour justifier leurs actes, bons ou mauvais. Y en a-t-il un auquel vous vous identifiez davantage ou que vous préférez?
Question difficile! Il y a en chaque personnage un élément que j’aime beaucoup… Pour Le Sculpteur de vœux les personnages sont assez indépendants de ma personne ou de personnes réelles, alors que dans Le Jeu du Démiurge il y avait des éléments communs entre moi et Rumack! Le personnage de Jasmine la dryade m’a été inspiré par une dame de Mashteuiatsh qui occupait le lit voisin de celui de ma grand-mère (« Mamie ») à l’hôpital, il y a près de trente ans. Le surnom et l’apparence de l’Alchimiste Samahël sont calqués sur le nom de mon ancien blogue, Les Carnets du Crâne à Casquette, lui-même issu d’un costume d’Halloween que j’avais conçu en 2008. La démarche désarticulée de l’Alchimiste, avec une canne, est la même que j’avais inventée pour ce costume, en me basant sur celle de Jean-Louis Barrault pour son « M. Hyde » dans Le Testament du Docteur Cordelier. Quant aux trois protagonistes principaux, Max, Oota et Shinji, ils ont vraiment évolué de façon autonome à travers les diverses itérations du roman, devenant progressivement ces trois amis d’espèces différentes, néanmoins unis par un fort amour – la notion de « trouple » leur convient bien, alors qu’elle était absente au début de mes cogitations. Je crois que j’ai fini par les aimer assez pour vouloir les prendre tous les trois dans mes bras – ce qui est bon signe!
Même si votre histoire comprend de nombreux éléments surnaturels, fantastiques et fantaisistes, vos explications sont si plausibles qu’on y croit. Comment avez-vous su apporter de la crédibilité à vos inventions audacieuses?
La formation scientifique dont je bénéficie m’a beaucoup aidé, même s’il s’agit de fantasy urbaine : d’une part, je ne voulais pas de magie « facile » comme dans Harry Potter, mais une magie reposant sur un pan de la physique encore à découvrir – Le Sculpteur de vœux flirte énormément avec la science-fiction, mon genre de prédilection. D’autre part, je partage l’idée que la fantasy, à la différence du fantastique, ne repose pas sur l’introduction simple du surnaturel dans la réalité, mais plutôt sur l’existence d’un système de lois physiques concurrent au nôtre qui permet des technologies ou des phénomènes insolites dans notre monde. Il était donc important, avant d’écrire ce roman, de cerner quelles seraient ces lois et d’en tirer des conséquences cohérentes pour le récit. Comme, en physique, on soupçonne qu’il reste encore nombre de particules subatomiques à identifier, j’ai postulé que mon arrière-monde et ses créatures reposeraient sur l’existence d’une particule encore inconnue, le psychon, et sur l’existence de mondes parallèles occupant le même espace que le nôtre. Valerio Evangelisti employait à peu près le même stratagème dans Nicolas Eymerich, inquisiteur, avec ses psytrons. Les psychons que j’emploie pour justifier mon arrière-monde sont, quant à eux, une spéculation authentique : ils ont été imaginés par John C. Eccles, colauréat du prix Nobel de médecine en 1963 pour ses travaux sur les synapses. Profondément religieux, Eccles a écrit plusieurs ouvrages pour expliquer comment un esprit immatériel pourrait se connecter à notre cerveau au niveau synaptique pour actionner notre corps. Sa théorie, le dualisme-interactionnisme, postulait que l’esprit devait exister sous une forme matérielle, composée de particules difficiles à détecter appelées « psychons ». C’est une théorie farfelue, sans validation expérimentale… Mais je me suis dit : « Et si les psychons d’Eccles figuraient parmi les particules subatomiques encore à découvrir? » Je suis parti de cette hypothèse, et j’ai imaginé les phénomènes et les technologies qui pourraient en résulter.
Pourquoi alternez-vous les points de vue des différents personnages de l’histoire?
D’un point de vue pragmatique, multiplier les points de vue est une excellente méthode pour dynamiser un récit et créer du suspense, car le lecteur peut, par le truchement des autres personnages, savoir ce que les protagonistes principaux ignorent (on peut établir ici un parallèle avec le célèbre exemple donné par Alfred Hitchcock, celui d’une bombe placée sous la table d’un restaurant). En dehors de cet aspect purement technique, j’ai aussi la conviction qu’un récit est enrichi par la multiplicité des points de vue. Une même situation peut être vécue différemment par plusieurs personnages, ce qui permet de présenter une grande diversité de réactions. De plus, adopter les points de vue des autres protagonistes – sans oublier les antagonistes – aide à mieux expliquer leurs actions. Expliquer ne veut pas dire approuver, bien sûr : même si l’on peut comprendre que le personnage de Nichiren commet des atrocités parce qu’il est resté, d’une certaine manière, un enfant jaloux et carencé qui brise ses jouets, cela n’implique pas que ses actes méritent approbation.
La famille est parfois confrontée à l’amitié ou à l’amour, tout comme le passé s’oppose au présent, et les choix des personnages nous semblent déchirants. Pourquoi mettre en scène pareils dilemmes?
Parce que chaque jour nous agissons en fonction du poids de notre passé : nos souvenirs et nos apprentissages nous poussent à faire ceci plutôt que cela, et parfois les actes commis il y a des années reviennent nous hanter au détour d’une rencontre, d’un incident… Il doit se passer rarement une semaine sans qu’on ait à trancher un dilemme quelconque : cela fait partie de la vie. Et je crois que cela caractérise ce qu’on appelle une vie « humaine ». Gilbert Hottois, un philosophe belge épris de science-fiction, croyait que la capacité à s’interroger sur le sens de nos actes caractérisait l’humanité. Autrement dit, dès l’instant qu’un être commence à se demander « Est-ce bien si je fais ça ou ça? », il acquiert un statut particulier, celui de l’humanité. Hottois appelait cela « l’éthicité », une notion centrale dans la culture des Éridanis qu’on rencontre dans Le Jeu du Démiurge. Pour rendre humains mes personnages, peu importe leur espèce, je les mets face au choix, je les pousse à se demander : « Que dois-je faire? » Certains répondent facilement, d’autre moins, mais à travers cela ils gagnent en humanité et se rapprochent de la lectrice et du lecteur, eux-mêmes aux prises avec ces choix. Dans Le Jeu du Démiurge, je mettais en scène des Posthumains dépassés par les événements et hantés par leur passé. Dans Le Sculpteur de vœux, je présente plutôt l’histoire de trois amis qui cherchent à racheter leur faute, et ce, malgré les bâtons qu’on leur met dans les roues. Quand je pense aux aventures de Max, Oota et Shinji, je me souviens de cette maxime attribuée à Oscar Wilde dans Les Simpson : « L’expérience, c’est un petit mot pour décrire la somme de nos erreurs. » Je trouve que ça convient très bien aux personnages de ce roman. Et sans doute à ceux de tous les romans. Et aux lecteurs et aux lectrices.