Au départ, un simple jeu
À l’origine, Le Jeu du Démiurge n’était… qu’un jeu!
Dans Comment écrire des histoires, Élisabeth Vonarburg propose des jeux pour stimuler l’imagination des écrivains : imaginer un récit à partir d’une image, piger des mots au hasard dans le dictionnaire pour construire un synopsis, etc. À l’automne 2008, j’avais envie d’imaginer une histoire à partir d’un matériau inducteur qui m’est propre : la musique. En effet, étant le fils d’un tromboniste et d’une violoniste, la musique est omniprésente dans mon existence depuis très longtemps.
De la musique…
Comme œuvres inductrices, j’ai retenu Pacific 231 d’Arthur Honegger (une pièce qui traduit en notes la mécanique d’une locomotive à vapeur), ainsi que le premier mouvement de la troisième symphonie de Gustav Mahler. J’ai écouté plusieurs fois chaque œuvre, notant les images qu’elles suscitaient. Pacific 231 me faisait imaginer des poursuites, des gens qui escaladaient une montagne pour rencontrer des dieux et des méchants dont la folie détruisait tout… La musique de Mahler, elle, me faisait voir un personnage étrange qui créait toutes sortes de formes de vie, puis des gens soumis à un châtiment cruel – j’ignorais lequel.
…et des images…
Alors que j’écoutais ces musiques, je feuilletais un livre sur l’illustration dans le domaine de la fantasy. L’une des images, Le sage au parchemin (réalisée par l’artiste Greg Staples), me fascina. On y voyait une sorte de seigneur ténébreux qui lisait un parchemin. Un vieil homme s’agenouillait devant lui. Sur le coup, je crus que le sage au parchemin était ce seigneur ténébreux, que celui-ci possédait un savoir immense dont il transmettait quelques gouttes à l’homme devant lui. En fait, le dessin exprimait l’inverse : le sage était le vieil homme, et celui-ci était forcé de livrer son savoir au seigneur ténébreux. Seulement, je trouvais mon interprétation plus séduisante…
Cette idée d’un diable dispensant le savoir, et les images suscitées par mes explorations musicales, s’agglomérèrent dans mon esprit. J’imaginai un monde dominé par une race de posthumains à l’allure mécanique, à la fois magnifiques et terrifiants. Ces posthumains dominaient de petits humanoïdes sympathiques qui venaient chercher le savoir auprès d’eux (les gens qui escaladaient une montagne pour rencontrer des dieux, visualisés avec Pacific 231). Être privé de ce savoir était un châtiment (la punition visualisée en écoutant la 3e symphonie de Mahler). La relation entre les deux races était à double tranchant : aucune des deux ne pouvait se passer de l’autre. Dans cette histoire, on se battrait, et la folie des adversaires conduirait tout le monde à la catastrophe, comme suggéré par la finale de Pacific 231…
Il ne me restait qu’à trouver une cause à ce monde. L’histoire du Bounty allait me l’apporter.
…et un navire au destin extraordinaire!
La mutinerie du Bounty, qui s’est déroulée sur un navire anglais dans les eaux du Pacifique à la fin du XVIIIe siècle, appartient à ces histoires vraies, mais tellement extraordinaires, qu’on se dit : « C’est arrangé avec le gars des vues! » L’aventure du Bounty a tout pour devenir mythique : l’opposition entre le commandant Bligh et son second, Fletcher Christian, la mutinerie, Bligh abandonné dans une chaloupe en plein Pacifique et qui parcourt près de 8000 km avec ses hommes… Et le destin longtemps inconnu des mutins, réfugiés sur l’île de Pitcairn après avoir brûlé leur navire… On raconte que, sur cette île, Fletcher Christian aurait tenté de fonder une société juste qui s’est vite transformée en enfer…
Hollywood a adapté trois fois cette histoire, confiant chaque fois les rôles de Bligh et Christian à des acteurs formidables qui ont marqué mon imaginaire. C’est en revoyant le troisième de ces films (The bounty, Roger Donaldson, 1984) que j’ai trouvé l’explication idéale pour l’univers du Jeu du Démiurge : pourquoi les posthumains s’étaient-ils réfugiés sur Selckin-2? Parce qu’ils étaient des mutins! Ils étaient les marins d’un Bounty intersidéral. Au lieu de se cacher sur l’île de Pitcairn, ils s’étaient réfugiés sur une autre planète. Au lieu d’avoir des Tahitiens comme compagnons d’infortune, ils s’étaient créé des serviteurs humanoïdes. Lesquels pouvaient se révolter… et transformer Selckin-2 en véritable enfer!

Une fois tous ces éléments en place, je me lançai dans la rédaction le 11 septembre 2009. C’était quelques semaines après la WorldCon de Montréal, un événement inspirant où j’avais rencontré des auteurs extraordinaires, comme Robert Silverberg et Neil Gaiman.
Le premier jet fut achevé le 11 octobre 2009. Après réécritures, soumission, acceptation en 2013, direction littéraire, Le Jeu du Démiurge devint un diptyque, publié sous forme d’intégrale en septembre 2015. L’année d’après, il remporta le prix Aurora-Boréal du meilleur roman. Depuis, il se vend continuellement et on me demande souvent si je compte écrire une suite…